"Le Journal d'une femme de chambre" : pulsions dionysiaques et meurtrières
15.02.11 16h22 • Mis à jour le 15.02.11 16h27
Paulette Goddard dans le film français de Jean Renoir,
"Le Journal d'une femme de chambre" (1946).LES ACACIAS
Tournée en 1946, alors que Jean Renoir s'était exilé aux Etats-Unis, cette adaptation d'un roman d'Octave Mirbeau ne se fit pas sans difficultés, la RKO en jugeant le scénario trop audacieux et obligeant ses deux auteurs (Renoir et l'acteur Burgess Meredith) à s'autoproduire avec l'aide d'un studio indépendant. Invisible depuis des années, un rien ignoré par Renoir lui-même à cause de son insuccès, Le Journal d'une femme de chambre nous apparaît comme une révélation.
Le livre noir et libertaire d'Octave Mirbeau (1848-1917) pourfend les hypocrisies et les turpitudes de la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle. Jean Renoir l'adoucit quelque peu en imaginant une fin moins cynique, mais on retrouve dans son film l'arrivisme de l'héroïne (omniprésente Paulette Goddard), une soubrette regardant ses patrons par le trou de la serrure, décidée à échapper à sa condition de domestique, à sortir de sa résignation. "Ils m'ont toujours fait du mal, désormais je me servirai d'eux", dit Célestine à propos des hommes qui lui firent vivre l'enfer social. C'est l'histoire d'une révolution individuelle.
Il faut prêter attention à une autre de ses répliques : "Ça sent le meurtre ici !" C'est que, mêlant burlesque et tragique, une veine française héritée de Feydeau, un ton inspiré du slapstick et des épisodes criminels, Jean Renoir évoque certaines des pulsions sexuelles morbides qu'exhibait Mirbeau, qui, en précurseur d'Alfred Hitchcock, parlait des "correspondances secrètes" entre le meurtre et l'amour.
En un paradoxal cocktail dont il peaufina la recette (il définit La Règle du jeu comme "un drame gai") et sur fond musical de comptine due à un abbé grivois ("J'ai du bon tabac dans ma tabatière..."), Jean Renoir alterne ton alerte, gags (Célestine cire le parquet, évite la chute d'une pièce montée) et gestes terrifiants (étranglement d'un écureuil, supplice barbare infligé à une oie). Un personnage de vieux militaire à la retraite, satyre gambadant et mangeur de roses, s'acharne à jeter des pierres dans le jardin de ses voisins bourgeois, brisant les vitres des serres. Prêt à tout pour satisfaire sa libido, l'inquiétant valet Joseph est dépeint tout du long par sa proie Célestine comme "un croque-mort".
Le Journal d'une femme de chambre est "aux confins de l'atrocité et de la farce", écrit le critique André Bazin, qui, dans un premier temps, est désarmé par l'antiréalisme du film, puis bat sa coulpe en le revoyant, subjugué par le sarcasme onirique d'un cinéaste qui transforme une fête villageoise de 14-Juillet "en émeute de cauchemar". Il y a de quoi être saisi en voyant la brutalité d'une gifle assénée par une patronne à son valet, et plus tard la furie du même valet faisant claquer son fouet au milieu d'une foule qui le lynche. Est-on bien dans un film de Jean Renoir ?
Plus que jamais. C'est bien la "dialectique du jeu et de la règle, du plaisir et de l'amour, de l'amour et de la mort" (dixit Bazin) qui articule ce film où, comme dans La Chienne, Boudu sauvé des eaux, Le Crime de Monsieur Lange, Partie de campagne ou La Marseillaise, des personnages se libèrent de vies étriquées qui les asphyxient, sonnent l'hallali d'un patron parasitaire, lâchent la bride à des pulsions dionysiaques, s'insurgent contre des modes de vie réactionnaires. Les chants et les danses de la fête virent au déchaînement furieux. On s'y partage l'argenterie ; on y élimine celui qui, trahissant sa classe ouvrière, aspirait à un confort bourgeois.
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Film français de Jean Renoir avec Paulette Goddard, Burgess Meredith, Hurt Hatfield, Francis Lederer. (1 h 31.)
Jean-Luc Douin
Article paru dans l'édition du 16.02.11
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